UNE AMIE DU THEATRE NOUS A QUITTES
Militante, enseignante et « spectatrice professionnelle », convaincue de la « socialité de l’art » (« C’est nous tous », disait-elle…), Anne Ubersfeld fut tout cela, indéfectiblement, et le restera pour ceux qui l’ont connue ou l’avaient ne serait-ce qu’une fois croisée, au foyer d’un théâtre, avec François, dont la voix sonnait haut et fort aux entr’actes. Interdite de concours sous l’Occupation par les lois raciales et à ce point « enragée » que toute peur l’avait alors quittée, elle était entrée en résistance au côté de Pierre Courtade. Devenue communiste en 1943, parce que c’était la « seule espérance possible d’un changement de société », elle le resta jusqu’en 1980, regrettant alors que le parti ne s’engage pas davantage dans la défense des immigrés. Elle avait entre-temps tenu la chronique théâtrale de France Nouvelle. Agrégée en 1946, elle enseigna quinze ans à Rouen, puis à Claude-Monet, à Paris, avant d’être appelée par Bernard Dort au Centre d’études théâtrales de Paris III. Elle « adora » l’enseignement, au lycée comme à l’université. Joignant la pratique à la théorie et pour autant que le « théâtre ne prend sens que sur la scène », elle ne réalisa pas moins de dix-neuf mises en scène avec les élèves et les étudiants, auxquels elle apprenait parallèlement à « lire le théâtre », quitte à regretter que des demi-habiles aient pas la suite instrumentalisé sa démarche au point de la rendre méconnaissable. Elle n’entendait pas séparer « histoire littéraire » et « sémiologie » et le prouva dans sa thèse, Le Roi et le Bouffon, où le théâtre de Victor Hugo (qui « raconte » la solitude de l’homme, la conscience individuelle en face du social, sa faiblesse… ») était, pour la première fois, pris au sérieux. Elle avait, disait-elle, toujours aimé Hugo, et tout lu de lui entre huit et onze ans. Elle était des plus assidues au séances du « Groupe Hugo », à l’Université de Paris VII.
Sa passion du théâtre lui venait de la découverte, en 1930, de Peer Gynt, dans la mise en scène de Lugné-Poe, mais les « grands du théâtre » étaient selon elle et pour notre siècle Beckett, Brecht et Claudel, suivis plus près de nous par Vinaver, Koltès et Jean-Luc Lagarce. Cela aux dépens de Sartre, dont la phrase lui paraissait « écrite » plutôt que « verbale », et manquer par là de « possibilités de communication », le théâtre étant le lieu où il convient de laisser « parler le désir », où ce sont « des corps qui parlent ». D’où l’importance, aussi, de la « matérialité des signes », et, par exemple, des didascalies. Après un hommage à Koltès, Anne Ubersfeld, « claudélienne depuis ses quinze ans », a consacré son dernier livre à Paul Claudel, « poète du XXe siècle ». Peut-on aimer Brecht et Claudel, ensemble ? Sans doute, si l’on veut bien admettre que ce n’est pas du « théâtre à idées ». Le théâtre procède, en effet, par « dénégation », c’est-à-dire que pour dire quelque chose dans le domaine du théâtre il faut « fabriquer une métaphore », ce que Brecht avait parfaitement compris : « Mère Courage, ce n’est pas le Manifeste du Parti communiste ». Point n’est besoin non plus d’être catholique pour mettre en scène le théâtre de Claudel, si bien placé lui-même pour comprendre ce que c’est que la dénégation théâtrale. Cela reste à méditer : il y va de nos rapports avec la vie et la mort.
Bernard LEUILLOT
(Les Lettres françaises, supplément à L’Humanité du 6 novembre 2010.)